CHAPITRE PREMIER

— Les mutants !…

Garil vient de nous avertir et nous plongeons tous immédiatement sous le couvert. Garil a la vue extraordinairement perçante et, lorsque je relève la tête, une fois allongé dans un buisson, j’aperçois trois silhouettes qui se confondent encore avec les petits arbustes de la plaine.

Trois ! Ça nous donne une chance malgré la précarité de nos armes. Seulement des arcs, des lances et des couteaux. Dérisoire contre des hommes qui possèdent des fulgurants, des désintégrateurs et des pistolets thermiques.

Il est vrai que, contre nous, les mutants se servent uniquement de leurs fulgurants car ils veulent nous prendre vivants… Nous, en revanche, chaque fois que l’occasion nous est donnée, nous tuons.

Que ferions-nous avec des prisonniers ? Je crie :

— Garil !… Grimpe en haut d’un arbre… Si tu aperçois d’autres mutants derrière ceux-ci, descends pour nous avertir et nous décrocherons. Dans le cas contraire, nous attaquerons.

Par surprise… Logiquement, il nous suffirait de placer trois flèches pour en finir sans mal, mais les flèches sont rarement mortelles au premier coup. Cela signifie que les mutants auront le temps de dégainer et d’ouvrir le feu.

Une perspective peu réjouissante, mais nous devons prendre le risque… A cause des armes justement. Ces armes dont nous devons absolument nous emparer.

— Espaçons-nous, de dix mètres en dix mètres. Lorn et Brel, à ma gauche. Dal et Scorp, à ma droite. Je me charge de l’homme de tête, Lorn et Brel, du second, Dal et Scorp, du troisième. Visez à la gorge, c’est le point le plus vulnérable. Préparez vos arcs à l’avance. Que vos flèches soient prêtes. Je donnerai le signal en tirant le premier… Si nous les ratons, nous serons faits prisonniers, et emmenés en ville où l’on nous tiendra enfermés.

Ils le savent et ils n’ont pas besoin de me répondre. Silencieusement, ils prennent position. Evidemment, Lorn et Brel seront les mieux placés et Scorp le plus mal. Il devra tirer à vingt mètres, mais je le sais capable de toucher, même à cette distance.

A condition qu’il ne soit pas trop impressionné parce qu’il s’agit de mutants. Leur présence dans la plaine me surprend et, si jamais ils ne sont pas seuls, nous devrons décrocher et abandonner à leur sort ceux que nous attendons.

Six hommes et quatre femmes qui ont dû quitter la ville à l’aube et qui, pour le moment, doivent être aussi désemparés que nous, s’ils ont aperçu nos ennemis.

A moins, bien sûr, qu’ils aient déjà tous été repris et que les mutants soient là à cause de cela… Heureusement, Valde n’a pas fixé de rendez-vous précis… Il a simplement indiqué un secteur assez vaste dans lequel nous devons nous retrouver.

Six hommes et quatre femmes, c’est important pour notre tribu… Même en tenant compte du temps d’adaptation qui sera nécessaire à ces hommes et à ces femmes avant de s’intégrer complètement à notre genre d’existence.

La vie sauvage et primitive dans les forêts ou la savane n’ayant rien de comparable avec la vie qu’ils menaient tous jusqu’ici dans les camps de concentration de la ville.

Les mutants avancent toujours. Je ne crois pas qu’ils aient découvert les fuyards. Ce sont sans doute de simples chasseurs qui ne s’imaginent pas que nous nous sommes aventurés aussi près de la ville.

S’ils avaient découvert les évadés, ils seraient plus nombreux et seraient accompagnés de chars. Des rags auraient également pris l’air pour tenter de nous localiser.

Des rags ! J’en ai déjà vu dans le ciel, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’en approcher un seul. Un vieillard de la tribu se souvient encore qu’il en a piloté un dans sa jeunesse. C’était avant les massacres du commencement.

Maintenant, les mutants sont tout près. Mon cœur se met à battre car ça va être le moment. Un quitte ou double… Qu’un seul de ces trois hommes ait le temps de braquer son fulgurant pour balayer la lisière de la forêt, nous serons perdus.

J’aime autant ne pas y penser. Je prends une flèche dans mon carquois et je la mets en place. Une fois de plus, je suis frappé par l’extraordinaire beauté de ces hommes… C’est leur principale caractéristique.

La beauté ! Longtemps, c’est ce qui les a protégés lorsque nos savants se sont aperçus qu’il s’agissait d’une mutation… On a cru qu’il n’y aurait jamais rien à craindre d’eux… Nos femmes en raffolaient et nous raffolions des leurs… Je veux dire nos grands-parents.

Je pousse un soupir. Une beauté surprenante de traits et des chevelures de deux tons… Noire avec une grosse mèche blonde ou rousse. Rousse ou blonde avec une grosse mèche noire.

Avant qu’on puisse comprendre combien ces êtres merveilleux pouvaient être dangereux, les massacres du commencement s’étaient abattus et les rares survivants étaient réduits en esclavage. Il paraît que ça a été horrible.

Lorsque mon père est devenu majeur, les mutants avaient parqué les humains survivants dans des camps de concentration et ils les traitaient un peu comme des bêtes de somme.

La vie de mon père a été un enfer jusqu’au jour où il est parvenu à s’échapper et à se réfugier dans la forêt. Là, il a rencontré d’autres hommes qui s’étaient enfuis comme lui. Ma mère était avec eux. Ensemble, ils ont formé une tribu.

Je sais qu’il y en a d’autres, disséminées un peu partout, mais cela ne représente que peu d’hommes en état de combattre. Les mutants ont désormais le nombre pour eux et en plus, ils ont les armes.

Nous ne sommes qu’une poignée en état de résister et c’est probablement un combat sans espoir, mais nous luttons quand même, poussés par un atavisme qui me surprend.

Voilà… les mutants vont arriver à portée. Ce sont en effet des chasseurs. Ils se rendent probablement au lac de Bolkan et ils marchent en devisant joyeusement.

En dehors de leur beauté exceptionnelle et de leur chevelure deux tons, ils sont sensiblement plus grands que nous. Pas de beaucoup. Ils ont des corps admirablement proportionnés. Des corps d’athlètes aux muscles longs.

Ils sont vêtus de combinaisons bleues dont ils ont ouvert le haut pour dégager la poitrine à cause de la chaleur. A l’épaule, des fulgurants de combat et à leur ceinturon pendent des étuis qui contiennent soit des désintégrateurs, soit des pistolets thermiques.

Si nous parvenons à nous emparer de ces armes, nous aurons une chance de plus lors des rencontres futures. Mon cœur bat terriblement pendant que je bande mon arc en visant. Il ne faut pas que ma main tremble. Je fais appel à tout mon calme et brusquement je lâche le trait.

Immédiatement, je saisis une nouvelle flèche et il en part d’autres de ma droite, puis de ma gauche.

Ma première flèche a fait mouche : le mutant qui marchait en tête s’est écroulé la gorge traversée et il perd son sang à gros bouillons. Un deuxième est touché aussi, mais il reste debout en faisant de grands moulinets avec les bras.

Malheureusement, Dal et Scorp ont complètement raté le troisième qui braque son fulgurant dans notre direction. Je lâche ma seconde flèche dans sa direction, un peu à l’instinct, juste avant que le fluide paralysant de son arme me fauche. Je me raidis et je m’ankylose d’un seul coup tout en gardant les yeux ouverts.

Je suis hors de combat, mais le troisième mutant aussi. Ma flèche a fait mouche et deux autres traits l’ont atteint également. Je le vois vaciller en perdant son sang en abondance tout en luttant contre l’engourdissement qui m’envahit.

De toute façon, pour nous, c’est gagné car dans le cas le plus défavorable, Garil qui n’a certainement pas été touché, pourra rejoindre la tribu avec les armes en nous abandonnant sur place, si d’autres ennemis arrivaient.

J’ai l’impression de sourire, puis je sombre dans un formidable trou noir.

 

 

De la fraîcheur sur mon visage, puis une main douce sur mon front. J’ouvre les yeux et je vois une femme penchée sur moi. Non… Pas une femme, une jeune fille. Je la trouve très belle, mais comme il n’y a aucune mèche noire dans ses cheveux blonds, je sais que ce n’est pas une mutante.

— Qui es-tu ?

— Linn.

Je me redresse ! On m’a étendu sur un tapis de fougères. Nous ne sommes plus à la lisière de la forêt. Je jette un rapide regard autour de moi.

— Où sont les autres ?

— Partis en me laissant avec toi pour te soigner. Ici, nous ne risquons rien. Garil m’a dit que les Maîtres ne pénètrent presque jamais dans la forêt.

— Cesse de dire « les Maîtres ». Pour nous, ce sont des mutants. Rien d’autre.

Mes muscles sont douloureux et je me sens tout courbatu. Après avoir encaissé une décharge de fulgurant de combat, c’est naturel.

— Il y a longtemps que tu me soignes ?

— Deux heures !

— Seulement ?

— Les armes des Maî… des mutants étaient prêtes pour la chasse. Leur décharge a donc été faible. Celui que tu appelles Garil m’a dit de te remettre ceci.

Un pistolet thermique ! J’ai un large sourire. C’est ma récompense. D’un seul coup et comme par enchantement, toutes mes courbatures semblent disparaître pendant que je soupèse l’arme.

Oh ! j’en connais le maniement. Au campement, nous en avons deux, précieusement conservées par un ancien. Malheureusement, ce sont des armes vidées de toutes leurs charges.

Celui-ci, en revanche, est prêt à l’usage. Je vérifie son chargeur : plein. Linn me regarde en souriant.

— Tu es content ?

— Comme tu viens d’un camp de concentration, tu ne peux pas savoir ce que les armes représentent pour nous, des armes comme celles-ci.

Pas très grande, Linn, blonde avec de longs cheveux et un petit corps potelé bien agréable à regarder. Elle porte une jupe de toile beige assez courte et un corsage blanc. Son visage est semé de taches de rousseur et elle a les pommettes un peu saillantes. Des lèvres bien ourlées.

— Quel âge as-tu ?

— Dix-huit ans. Je n’étais pas désignée pour partir mais Arn, un des hommes, m’a cédé sa place.

— Pourquoi ?

— On m’avait désignée pour aller servir dans le palais d’un… mutant. Tu devines ce que cela veut dire.

— Oui. Arn a bien fait de se sacrifier. D’autant plus que nous manquons de femmes. De femmes jeunes comme toi car notre vie est dure et dangereuse.

Glissant le pistolet thermique dans ma ceinture, je demande encore :

— Est-ce que le mutant a tué un de mes compagnons ?

— Non… Toi seul as été touché.

— Et Garil a pris le commandement de l’expédition ?

— Oui. Il a laissé Dal avec toi sur les lieux du combat et avec les autres, il est venu nous chercher. Puis on t’a transporté jusqu’ici, mais il fallait te porter et cela ralentissait la marche de tout le monde. Je me suis offerte pour veiller sur toi.

— Au risque de te faire reprendre car, dès que les mutants sauront ce qui s’est passé, ils lanceront une expédition punitive. Les chasseurs d’hommes se lanceront sur nos traces.

— Garil m’a assuré que tu serais revenu à toi bien avant cela.

— Alors, pourquoi n’est-il pas resté lui-même ? Qu’aurais-tu fait si une bête quelconque avait attaqué ? Est-ce que tu aurais pu te servir du pistolet ?

— Non.

Je comprendrais si Garil avait laissé un guerrier avec moi, pas Linn. Je pousse un soupir.

— En route ! Nous avons un long chemin à parcourir avant d’arriver dans les monts d’Armat.

— Les monts d’Armat ? Je n’en ai jamais entendu parler.

— Nous avons changé tous les noms de lieux de façon à pouvoir nous fixer des rendez-vous sans risquer de trahir si jamais nous sommes pris. Seuls les anciens connaissent encore les noms de jadis.

— Où sont situés les monts d’Armat ?

En ramassant mon arc et ma lance, je me mets à rire.

— Tu le verras lorsque nous y serons.

— Car tu n’as pas confiance en moi ?

— Je ne te connais pas encore suffisamment.

Aux pieds, elle porte des souliers légers qui ne tiendront certainement pas plus d’une journée et je n’ai rien pour lui fabriquer des mocassins semblables à ceux que je porte. Ça me posera vite un problème, mais pour le moment nous devons nous enfoncer plus avant dans la forêt.

— Par où sont partis les autres ?

Linn me l’indique en tendant la main ; Garil aussi s’est méfié. Je m’en rends compte en apercevant la marque qu’il m’a laissée sur un tronc. Il s’est méfié sans doute parce qu’elle s’est offerte elle-même pour me veiller.

Et sans doute aussi parce qu’elle a remplacé Arn à la dernière seconde, une fille de dix-huit ans : le bel âge pour entrer dans le palais d’un mutant.

Dans les camps de concentration, certaines femmes se résignent car, dans les palais, elles vivent dans le luxe… Beaucoup aussi parce qu’elles tombent amoureuses des mutants… Je dis bien « des mutants » car il paraît qu’elles ne peuvent pas faire la distinction et même si elles servent au plaisir de plusieurs des leurs, elles ont l’impression d’être fidèles au même homme.

— Partons par ici.

— Mais ce n’est pas…

— Ne t’occupe pas… Je connais un raccourci.

Linn ne discute pas. Avec elle, je me montre prudent, mais je ne crois vraiment pas qu’elle soit prête à me trahir pour les mutants… Si c’était le cas, j’en serais vraiment navré car je serais obligé de l’abattre et je la trouve très belle.

Oh ! J’ai déjà connu des femmes, mais jusqu’ici, elles étaient toutes plus âgées que moi.

— Viens.

Dans la forêt, la marche est difficile et Linn n’a pas l’habitude… Très vite, son pas s’alourdit et son souffle se fait plus court… Elle ne me demande rien, mais je sens que nous allons bientôt devoir nous reposer.

Je me retourne sur elle pour la jauger. Elle ne doit pas peser plus de cinquante kilos… Quand elle n’en pourra plus, je la prendrai sur mon dos.

Le temps qu’elle se repose. Pour moi, ce sera une charge qui ne me ralentira pas beaucoup… Encore une marque laissée par Garil. Elle m’indique que je suis dans la bonne direction et, presque tout de suite, je reconnais l’endroit où nous avons campé hier soir.

Maintenant, je sais exactement où je suis et je n’aurai plus besoin des marques pour retrouver mon chemin.

— Encore un petit effort, Linn. Bientôt, nous atteindrons une rivière et nous continuerons notre route sur l’eau. Ainsi, tu pourras te reposer.

— Sur l’eau ?

— Accrochés à un tronc quelconque. Tu as l’air d’avoir peur. Tu ne sais pas nager ?

— Non.

— Il faudra que tu apprennes le plus vite possible. Aujourd’hui, je veillerai sur toi.

 

 

La rivière ! Le courant y est assez fort et cela impressionne terriblement Linn. D’une voix un peu tremblante, elle me demande :

— Tu as un bateau ?

— Non, je t’ai dit que nous trouverons un tronc d’arbre auquel nous pourrons nous accrocher.

— Un tronc d’arbre ?

— Il y en a toujours que la foudre a abattus… ou que les termites ont rongés. Sois sans crainte. Ce sera sans danger. Avec un peu de chance, nous pourrons même trouver un tronc sur lequel nous pourrons grimper.

— Lorsque nous grimperons dessus, le tronc d’arbre basculera ?

— Je choisirai un tronc capable de flotter en nous portant tous les deux. Si je n’en trouvais pas, je te porterais sur mon dos.

— Oh !

Elle a un sourire vaguement contrit, puis elle dit :

— On m’a laissé avec toi sans même me dire ton nom.

— Karan.

— Tu es un chef, n’est-ce pas ?

— En tout cas, je commandais l’expédition envoyée pour vous chercher. Dis-moi : qu’est-ce que Garil a fait des mutants que nous avons tués ?

— Il les a laissés là où ils étaient.

— L’imbécile ! Si d’autres chasseurs passent, ils donneront immédiatement l’alerte.

C’est une faute que je n’aurais pas commise. Moi, j’aurais fait enterrer les trois corps. Je n’aurais pas laissé aux fauves le soin de les faire disparaître.

Je pousse un soupir : inutile de me lamenter. C’est fait et je n’y peux rien.

— Dans le camp où tu étais retenue, vous êtes nombreux ?

— Environ deux mille.

— En comptant les enfants et les femmes ?

— Les enfants, oui… Des femmes, il n’y en a plus beaucoup.

— Elles sont presque toutes dans les palais ?

— Oui. Mais généralement les mutants ne les prennent qu’après qu’elles aient eu un enfant et ces enfants sont alors élevés par les vieilles qui restent.

— Pourtant, toi, tu étais désignée ?

— Je suis une exception.

— Pourquoi ne prennent-ils habituellement que des femmes qui ont déjà eu des enfants ?

— Sans doute parce qu’ils veulent être certains qu’elles pourront leur en donner à eux.

— A quoi leur servent ces enfants ?

— On m’a dit qu’ils les parquaient dans des réserves.

— Un guerrier d’une tribu voisine de la nôtre a visité une de ces réserves : les hommes et les femmes qui y sont parqués y vivent comme des bêtes. On ne leur donne aucune instruction ; c’est à peine s’ils parlent. Il s’agit sans doute d’un cheptel dans lequel leurs savants puisent pour se livrer à toutes leurs expériences.

— C’est horrible.

Brusquement, je m’arrête car j’aperçois un tronc d’arbre couché en travers de la rivière. Il a été fraîchement coupé et attaché à la rive… Garil… Il a pensé à moi : je saute sur le tronc.

Oui. Il a même songé à me préparer des pagaies qui me permettront de maintenir le tronc dans le courant. Le tronc équilibré par tout son feuillage qui a été conservé.

Je fais signe à Linn.

— Embarque ; accroche-toi dans les branches à l’avant.

Moi, je reste un instant à l’arrière et je sors mon couteau pour couper la liane qui retient l’arbre à la rive. Immédiatement, le tronc commence à dériver et je me précipite à mon tour vers l’avant avec une pagaie.

Je l’utilise tout d’abord comme gouvernail pour conduire le tronc au milieu de la rivière, là où le courant est le plus fort. Ça ne nous donne tout de même pas une vitesse extraordinaire, mais cela nous épargne la fatigue.

Soudain, Linn pousse un cri.

— Que se passe-t-il ?

Du doigt, elle me désigne le ciel. Je lève la tête et je retiens un juron. Deux rags survolent la forêt et j’imagine que leurs détecteurs sont en train d’essayer de nous repérer.